Quand je suis arrivé au pied du village, les cloches sonnaient midi. Justement l’heure de mon rendez-vous. J’allais forcément accuser un retard, et ça, ce n’est pas bon, pour un entretien d’embauche. Je me suis mis à grimper le sentier sous un soleil de plomb. Putain, qu’elle me semblait haute, la ville ! Je soufflais, dégoulinais et ma chemise me collait à la peau.
Le type m’avait donné rendez-vous au cloître. Bonne idée, ce cloître ! Certainement l’endroit le plus frais de ce maudit village. Lui, m’a tout de suite repéré, moi, dans la pénombre, j’ai eu du mal à discerner son visage mais sa voix en disait long sur ses exigences : un chantier énorme, quelqu’un de confiance et de polyvalent pour s’en occuper, logé, blanchi, et payé, qui commencerait tout de suite. J’ai accepté sans poser de question.
Très vite, nous sommes allés sur le terrain. Effectivement : un chantier immense !!! En ruine. Un champ de ruine. Enfin moi, c’est ce que je voyais. Lui, non bien sûr. Ce qu’il voyait là, c’était les fondations : ici, une piscine, plus loin, un complexe hôtelier, et sous ses pieds, des cabines de douches… Et tout ça, avec de la mosaïque, du marbre et des jets d’eaux !!! Il a rajouté qu’il n’était pas pressé mais qu’il n’aimait pas les feignants… puis, avec une grimace, il a marmonné quelque chose et j’ai cru comprendre que quelqu’un, avant moi, avait commencé le travail mais avait dû partir. Plutôt précipitamment.
Dans la foulée - il marchait vite- il m’a emmené jusque dans un réduit. Un endroit sombre, presque abandonné. « C’est là » a-il rajouté, grand prince, « que vous pourrez vous installer » Un vieux matelas et quelques gamelles traînaient encore. Je me suis dit que, pour l’instant, ça pouvait faire l’affaire. Je n’avais pas d’endroit où aller. Et personne, nulle part, ne m’attendait. Puis nous avons visité « le local technique » : de l’eau à volonté, quelques outils, une pelle, une truelle, un marteau et une paire de gants. Et même un bureau et une chaise pour m’asseoir, si des fois, j’avais à faire un peu de « correspondance ». J’étais comme un con mais je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire merci.
« Au travail ! » qu’il m’a dit devant un petit bout de mur pourri, qui sentait les poubelles. J’ai senti qu’il voulait me tester. « Regardez-moi ça ! Ce sont les cochonneries de votre prédécesseur …» Et il a continué à parler tout seul devant quelques traces blanches tandis que je me suis appliqué à badigeonner le mur. J’ai fait ça vite fait mais pour une première couche, le résultat était là. Il paraissait satisfait. Je devais lui plaire.
Le lendemain, je ne savais pas trop par quel bout commencer. Je suis retourné sur le chantier. Le soleil commençait à taper. La piscine ne m’inspirait pas. J’ai regardé les futures cabines, une bonne dizaine, alignée comme des étals au marché. Je ne comprenais pas bien la méthode … tout semblait ébauché… tracé… puis abandonné…
D’un coup, un détail a retenu mon attention, dans l’herbe sèche : une semelle, comme si quelqu’un avait été stoppé, arrêté net, comme si… Alors, je ne sais pas ce qui m’a pris mais je me suis mis à creuser le sol. A creuser comme un fou. Et là, à peine enterré, je l’ai découvert, le corps. Enfin, une main, déjà décharnée qui, serrait encore, la anse d’un vieux seau. Un ouvrier, certainement. Un type, comme moi, qui avait dû travailler ici.
Et là, sans chercher à comprendre, sans demander mon reste, j’ai balancé mes gants à terre et dans la canicule, j’ai pris les jambes à mon cou.
S.P.
Au début, il n’y avait rien
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Au début, il n’y avait rien. La pierre brûlante au soleil, l’herbe harassée de chaleur et le vol lent des bourdons abasourdis par la température. Le village faisait le gros dos sous l’été et les ruines étaient plus mortes que jamais. L’ennui, l’ennui, l’ennui.
La terre semblait s’être arrêtée de tourner, le temps de s’écouler, et le décor paraissait immuable depuis le début de l’humanité et à jamais figé jusqu’à la nuit des temps. Même le ciel, blanc et lourd, pesait sur l’ensemble du paysage, et seuls les peupliers apportaient un semblant de vie, un souvenir de sève, un rêve de fraîcheur enfuie. Le monde était en suspens. Cela commença par une trace étrange. Dans l’herbe rase et brûlée, apparut une semelle de chaussure. Apparut : la veille, elle n’était pas là, et soudain, elle était posée là comme une évidence, objet étrange et orphelin de sa protection de cuir. La terre poussiéreuse n’avait gardé nulle empreinte de pas, nulle trace de passage. Simplement cette semelle incongrue, inconnue, étrangère. Rien d’autre n’avait bougé dans le paysage. Ne restait que la trace tangible d’un mouvement fugitif et la réminiscence d’une vie.
Puis ce fut une autre trace, un badigeonnage à la chaux, comme une tentative d’effacer la lèpre du mur, de repeindre le monde, de faire disparaître du paysage tout ce qui n’était pas l’arbre : la murette, le container de bois apprivoisé, sans autre odeur que la puanteur des objets déposés surchauffés par le soleil. Un badigeonnage maladroit, inachevé avant même d’être commencé, juste une ébauche comme un message indiquant ce qui devrait être.
Le village, toujours, somnolait dans la fournaise, et ces menus évènements étaient digérés par la torpeur ambiante.
Encore plus tard sur l’échelle du temps, les volets de la maison abandonnée au bas du village furent ouverts, béants sur l’inexistence de la fenêtre. A l’intérieur de la pièce en ruine, un étrange échafaudage avait été mis en place, indiquant de façon évidente et incertaine aussi, que toutes les directions étaient permises, ou interdites. Nulle trace de doigts sur les panneaux que la poussière grasse de plusieurs années recouvrait de façon uniforme.
Le village dormait toujours. Seule trace de changement, quelques pieds de lotiers jaune d’or tentaient d’apporter du volume au sol arasé qui cernait les ruines et une brise inattendue en ces temps de canicule venait doucement soulever la poussière.
Petit à petit, j’arrivais à reconstituer –imaginer- son histoire : Il était arrivé par un jour de feu solaire au pied de la cité repliée sur ses certitudes. Il en avait peut-être fait lentement le tour, cherchant une issue pour y pénétrer ou refusant d’emprunter celles qu’il avait pu trouver. Puis il s’était dirigé vers les ruines, symbole orgueilleux d’une splendeur déchue, mais dont les fondations résonnaient encore d’une vie passée, tournant le dos à la cité et aux pâturages qui vivaient dans le savoir leurs dernières heures de printemps avant que l’été ne les transforme en poussière d’herbage.
Pourtant, qui sait, peut-être avait-il trouvé moyen de s’introduire dans le village, par une ouverture à son image : lumineuse, insolite et évidente. Il avait dû longer en les effleurant les colonnes du cloître ouvert sur la forêt, puis s’en était retourné vers les ruines brûlantes, vers un monde d’absences et d’esprit singulier.
Je l’imagine parfois comme un fantôme, mais un fantôme de chair vivante, laissant des traces fugitives, volontaires ou involontaires, de son passage en ces lieux.
Dans la maison abandonnée aux vents, fut installée une table bancale et une chaise de bureau, telles un ersatz absurde de civilisation moderne dans ce lieu hors du temps. Sur le vieux bidon d’huile, trace dans la poussière grasse du couvercle, se devinait l’empreinte d’une main d’homme, teintée de poussière rouge. Dans le village clos, des rumeurs commençaient à serpenter.
Puis un jour, on le vit, silhouette incertaine et pourtant précise : juché sur une pierre usée par 2000 ans d’absence, tel un athlète antique s’entraînant à une compétition, décomposant avec une lenteur irréelle et angélique un mouvement parfait. Et son bras ascendant s’élevant vers le ciel resta un long moment en suspens avant de retomber avec lenteur le long de son corps. Il resta longtemps à regarder le ciel, sans ciller, sans mettre sa main en visière, simplement le visage tourné vers la lumière implacable, puis il se détourna et s’en alla.
Soudain, il avait disparu. Seuls les cyprès dressaient au ciel leur flamme verte.
Le lendemain de ce jour-là, à l’aube, je m’aventurai sur ce que je considérais presque comme son territoire, une terre d’étrangeté et d’irrationnel, de tendresse pourtant. Entre les pierres éparses du champs du fouille, je ne trouvai que deux gants déposés dans la mousse sèche, comme deux mains coupées, sanglantes et offertes en un sacrifice muet. Je n’osai y toucher et les contemplai sans comprendre dans le soleil levant. Ce matin-là, tous les petits enfants s’éveillèrent en pleurant.
C. S. Juin 2005
A l’ombre de St Bertrand.
A la sortie du bois une étrange cité se dressait fièrement sur la colline. Pieds nus dans la rosée il hésitait encore. Devait-il se risquer le jour….ou bien attendre la nuit ? La faim le tenaillait et il devait savoir. Cette tour ronde ne devait pas être imprenable. En observant attentivement la muraille il devina une percée masquée par le lierre. Entré ! Il était enfin entré…Par où aller désormais ? Nul indice, nulle trace. En s’enfonçant dans la cité il perdait peu à peu les bruits familiers rassurants de la campagne. Le petit cheval bai était parti découvrir d’autre herbe tendre…Moutons, chèvres et vaches promenaient leur sonnaille vers les sous-bois. Avancer, ne plus reculer…SAVOIR…enfin ! Les colonnes aux diablotins grimaçants n’invitaient pas à la promenade. 1 ;2 ;3 ;4….13 à l’envers ! Oui, c’était le signe. La sortie était là. Pieds nus sur les pavés lisses il avançait tel une ombre promenée par le soleil. Deux petites voûtes, à droite…enfin.
L’épouvantail bleu s’était mué en un étrange bonhomme vert.
Pourquoi lui ?
Il se souvenait des yeux inquiétants de l’épouvantail.
Pourquoi lui ?Ce n’était pas prévu?
Le bras tendu indiquait sans doute la direction à suivre. Deux campeurs Américains (Université Waterloo) cherchaient visiblement un coin où poser leur tente. Leur dire de fuir…Ce n’était pas un camping !!! Si la situation n’avait pas été aussi dramatique il aurait pu en rire… Bien des idées d’Américains que de vouloir dresser leur tente parmi des thermes romains en ruine !
L’homme en vert ne bougeait plus. Figé, il promenait son regard vers le grand pré, celui des trois ifs qui parlent. Enfin une trace. Oui, c’était bien son empreinte ! C’était trop facile. Pourquoi ? La faim mordait son estomac et brouillait sa vue mais il fallait continuer…savoir. En passant derrière le bonhomme en vert il crut voir des cochons. Ces cochons paisibles se mirent à bêler à son arrivée. Que se passait-il ? Il ne comprenait plus rien… Des moutons déguisés en cochons ? Et pourquoi ? Encore un signe ?
La petite cabane était proche désormais. Il pouvait apercevoir son toit de tuiles rouges masqué par les feuilles du noyer penché. Avancer….oui, un pas encore…avancer vers la chose. Un doux bruit d’eau lui donna du courage.
Bientôt. 1 ;2 ;3 ;4…. Devant la cabane, deux mains ensanglantées gisaient, inertes. Pourquoi ? Tout était trop tard. Jamais il n’aurait dû accepter…
La maisonnette semblait pourtant paisible, avec sa petite porte en bois fendu par les saisons, la dentelle rouillée en fer forgé placée au dessus des fenêtres. Pourquoi ici ? Il se souvenait du premier baiser échangé contre la cheminée de marbre. Tout était si doux et facile alors… Ses mains gardaient l’empreinte de ses seins blancs. Il lui avait offert un coquillage de Cuba. Ecoute…
Tout avait changé depuis. La porte vernie n’était plus qu’un souvenir. Pourquoi ce pillage ?
De la chambrette aux draps blancs brodés il ne restait plus que des lambeaux de tapisserie… Tiens, le vase de nuit semblait encore attendre sagement la main qui allait le vider.
Avancer…voir…suivre les traces. Des inscriptions, des caisses garnies de sacs étiquetés, répertoriés, remplis de morceaux d’os. Les planches usées grincèrent sous son pas. Il sursauta.
Le placard…avancer. Grincement des gonds rouillés. A l’intérieur, quelques vêtements usés, mités. Des cafards escaladent sans complexes la cheminée. Il sortit de la petite maison et se dirigea vers le lavoir.
Qu’elle était jolie, les cheveux relevés, les mains rougies par l’eau glacée et le corsage blanc mouillé ! Il ferma les yeux et la chanson de l’eau jaillit à ses oreilles. Boire, boire, il devait boire…
La chaise noire devant le bureau de bois. Tout avait commencé ici. Grand, imposant avec son feutre noir il avait passé la journée assis près du lavoir. « Signe, tu verras, ici tu n’as pas d’avenir… Je te propose la vie, l’aventure et les voyages. Allez, signe ! »
La nuque ployée vers le linge s’était figée. Le chant suspendu au bord des lèvres.
Il avait signé.
Elle n’avait pas repris sa mélodie.
Pourquoi ici et maintenant ? Aveuglé par la douleur, la faim et la soif il se dirigea vers la maison de maître. Des inscriptions sur les colonnes, les murs… Ici aussi tout avait été détruit. Des traces de sang, encore. Pourquoi ? Oui, il était parti, mais alors ?
Ils s’étaient promis… Chaque année à la même date elle devait l’attendre, là, oui là près du platane marqué 698, juste sous leurs initiales gravées.
Tout était si simple.
L’ouverture de leur tunnel…
Tout se mit à tanguer.
Les dalles du cloître, la chambre à coucher dévastée, le lavoir sec, l’homme au feutre noir, les mains tranchées, le sang séché, le tunnel rebouché, l’arbre coupé, les moutons déguisés en cochons… Vite, récupérer la clé, même rouillée !
Puisant dans ses dernières forces il traîna ses pieds fatigués jusqu’aux ruines des thermes romains.
Le bonhomme en vert avait disparu.
Tout au fond, derrière le bouquet des trois ifs parleurs se dressait l’épouvantail bleu aux yeux terribles. Les campeurs américains avaient dressé leur toile de tente bleue sous la pancarte : « ICI, PROCHAINEMENT, LOTISSEMENT. RESERVEZ DES A PRESENT. »
I.P.
Enquête à Saint Bertrand
Dimanche 28, 35° année, 12 heures.
L’angélus de midi résonnait encore à mon arrivée à Saint Bertrand ; la diligence de la Puebla de Castro était en retard, mais je n’avais rendez-vous avec la religieuse de la Maison Bordère que dans l’après-midi. D’ici là, je trouverai bien un bouchon où manger un mâchon, soit mouton, soit cochon.
Après le déjeuner, et requinqué par le quinquina, je trouvai la Maison Bordère, où j’avais un peu de mal à m’orienter tant elle était vaste. C’est dans cette grande institution religieuse et scientifique que je devais rencontrer Sœur Adèle de Nantes, l’assistante de l’Abbé Lauret.
Puisque pour les besoins de mon enquête j’avais fait provision de plaque photographique « As de Trèfle », j’en profitais pour fixer quelque images depuis la fenêtre, d’où la vue plongeante sure marché du village offrait des scènes grouillantes de vie. D’un geste auguste, un discobole mendiant gagnait son obole.
Je trouvai enfin le bureau de Sœur Adèle, qui me reçut fort aimablement. Sur son cendrier était écrit le mot « ul ». Elle me questionna immédiatement sur les expériences qui avaient abouti à la découverte du Gloria. Elle me fit part aussi de leurs dernières recherches sur les Thermes, notamment sur leur possible utilisation à l’époque carolingienne.
Elle me raconta que l’équipe de fouilleurs pléonastes du passé disparu pendant l’histoire écoulée avaient perdu pied, et que celui-ci avait été retrouvé quelques jours plus tard dans le collecteur principal. Je faisais immédiatement le lien avec le discobole entr’aperçu, et demandai à parler sur le champ avec Eugène Pinol, de la section 14.
Le ton de Sœur Adèle devint alors beaucoup moins amical, mais elle ne pouvait refuser d’accéder à ma demande.
Je récapitulai intérieurement l’état de mes réflexions en attendant Pinol, de la section 14. Il ne s’agissait de se faire des cheveux pour rien : le tonique Gloria inventé par le Laboratoire de Nantes était un remède contre les rhumatismes, et l’As de Trèfle me prouvait que le bras du discobole était un monstrueux faux numérique ! Les faussaires avaient simplement tenté de maquiller leur forfait à l’aide du pied des ouvriers, ajoutant ainsi le crime à la perfidie scientifique !
Quelques mois plus tard, alors qu’Adèle de Nantes était cloîtrée par décision judiciaire pour plusieurs années encore, j’eus l’occasion de rencontrer l’Abbé Soury pour évoquer la reprise des fouilles dans la partie carolingienne des Thermes
La position réelle, la composition stratigraphique, mais surtout le criblage et la flottation démontraient que le prétendu discobole était en fait un dresseur de chiens de cirque, en train de récompenser un des ses élèves particulièrement méritant.
L’Abbé, qui avait succédé à Lauret, avait complété sa brillante démonstration par l’injection d’hygiénitite associée à du phosphocacao.
Les archives de l’Académie des Sciences et Belles Lettres ayant déjà reçu une copie complète de mon rapport d’enquête, je ne trouvais pas nécessaire d’y ajouter ces nouvelles informations. D’ailleurs Eugène Pinol lui-même, celui de la section 14, n’avait pas agi autrement lors de la commercialisation de la Pinoline.
Je pouvais donc tranquillement retourner sur le si pittoresque marché, avant d’aller déguster le nouveau millésime de tonique au quinquina en attendant la diligence de la Puebla de Castro.
Bibliographie utilisée :