Qu’est-ce qu’un poème aujourd'hui ? Comment le définir avec exactitude? De telle sorte qu’on puisse l'écrire ? Impossible d'y répondre. Dans la production poétique contemporaine les poèmes sont tout autant de réponses qui se combinent, se masquent, se rejettent, forment une pelote de fils aux couleurs différentes bien difficiles à démêler. Peut-être avant tout retenir qu'il est une énergie qui résulte de la rencontre entre le corps et le langage. Une fulgurance inattendue et inouïe. Il y a une sorte de sauvagerie, de non apprivoisement dans la soudaine apparition du poème. Il faut préserver cet état « sauvage » c’est-à-dire ne pas faire appel directement à la raison raisonnante. Un poème n’est pas un devoir dans lequel on doit appliquer des règles (métrique, rythme, thématique) mais une rencontre à chaque fois renouvelée avec cette matière vivante et pétrissable que sont les mots. Mariage du souffle, de la chair et des mots. Explosion. C’est ce que j’ai voulu vivre et donner à vivre en mettant en place ce « motager de poèmes ».
J'ai toujours pensé que la seule lecture d’un poème ne suffisait pas à entrer en lui. Etre le seul à proférer mon poème face aux autres ne suffit pas, ne suffit plus pour que vive la poésie. Lire un poème peut aussi être une prise de pouvoir et (en grossissant mon propos mais pas tant que ça) une façon de maintenir les autres sous le joug de "ma" voix, de "mes" mots, les excluant.
J'ai donc eu envie que le public (enfants) venu pour écouter des poèmes ait aussi l'occasion de vivre autrement ces poèmes, de les prolonger en en écrivant d'autres et en les lisant à son tour. Je n’avais jamais écrit de poèmes pour les enfants (des chansons à une époque mais assez peu et surtout en partage avec eux). Un incident de vie (luxation d’épaule) me donna le loisir d’écrire toute une série de poèmes à leur intention pour leur parler de la manière dont un poème et un poète vivent ensemble, de la matérialité des lettres de l'alphabet, de ce qu'un poème peut dire, de la façon dont il peut le dire. J’essayais d’obtenir un ton à la fois naïf et curieux, narratif et fragmenté pour donner à entendre une autre relation au monde grâce au poème. J’ai donc construit un atelier lecture/écriture qui se déroule de la façon suivante. Pendant vingt minutes, je lis ces poèmes écrits en panne d’épaule, ensuite pendant vingt minutes chaque enfant écrit ou plutôt fait le geste d’écrire un poème selon l’idée qu’il se fait de ce qu’est un poème, à la fois accablé de représentations et libre de toute entrave. Aucune consigne n’est donnée si ce n’est que lorsqu’un ou plusieurs enfants, tout tristes, appellent pour dire « qu’ils n’ont pas d’idées » « qu’ils ne savent pas quoi écrire » « qu’ils n’y arrivent pas » je les incite fortement à écrire ce qu’ils viennent de me dire, de commencer à écrire l’impossibilité d’écrire le poème, le rien, le « pas possible » à seule fin de ne pas être en panne devant la page blanche. Une manière aussi de rapprocher le poème au plus prés d’eux, de ce qu’ils vivent à l’instant de l’écrire, plutôt que d’aller chercher très loin dans leur tête un exemple à reproduire. C’est un passage où je dois les accompagner. Bien évidemment le temps de l’écriture, on ne regarde pas les fautes (on peut même parfois regarder la faute comme une invention). De la même manière la graphie doit être regardée comme une composante du poème et très souvent la façon dont l’écriture maladroite, chaotique, immense ou toute petite, crée dans le champ visuel ouvert sur la page une figure qui participe au poème. Regarder ce qui naît sous les yeux et qu’on appellera « poème » comme une épiphanie, une merveille, un chef-d’œuvre et non un vilain brouillon. Est-il si difficile de simplement inverser son regard quand il s’agit d’écrire un poème pour que toute l’énergie du corps et de l’esprit soit au service de cette rencontre avec la langue ? Autre intervention : lorsque l’enfant ne trouve plus, lui signifier que le poème est fini et qu’il peut en commencer un autre. Et toujours être gratifiant, non pas par démagogie mais parce que je pense vraiment que dans ce geste d’écrire le poème (et vous voyez je suis prudent je ne dis pas que nous écrivons des poèmes) le moindre mot posé, accolé à d’autres, peut générer ce flux d'énergie, cette force incroyable qui soudain nous rend collectivement heureux. Ensuite chaque enfant lit son poème aux autres. Ainsi donc nous avons ensemble partagé une expérience neuve, une aventure en écriture où chacun a droit à exister même avec un poème de quelques mots comme par exemple cette merveille un jour jaillie après un long moment de silence sous la plume d'un enfant qui ne savait pas écrire de poèmes et n'aimait que le rugby: « Quand je joue je sais tout ».
Philippe Berthaut, préface au livret Motager de poèmes, avril 2010